Quand le soleil disparaît, ils apparaissent. Comme des fantômes. Ils ouvrent les volets, écartent les rideaux, entendent les cloches de l’Eglise carillonner : l’heure a sonné. Chacun à sa place. Une chaise les attend. Ils la gardent toujours près de la fenêtre puis, au moment venu, s’y assoient, passent un coude à l’extérieur et les voilà prêts à s’imprégner des rumeurs de la ville. Ils se montrent discrets. Un hochement de tête cordial par-ci, une franche salutation par-là, les discussions s’engagent au gré des rencontres. Une habitude, disent-ils. C’est la solitude qui pousse ces êtres à vivre dans l’ombre des rues. Les vieux habitent une ville désertée par la jeunesse. Lisbonne est hors de prix. Les loyers “gelés” n’existent plus depuis 2012 comme les baux, éternels et héréditaires supprimés en 1990. Les principaux bénéficiaires et désormais victimes de ces mesures sont les personnes âgées. Dès lors, les maisons abandonnées se multiplient. Qui peut honorer un loyer augmenté parfois de 400% ? L’austérité frappe à toutes les portes. Et eux, ces vieux, survivent ici, seuls, entre eux, à une fenêtre d’écart. Chez eux, c’est minuscule. Les touristes, égarés dans l’Alfama, le Chiado, le Rossio ou la Mouraria, voient aux fenêtres des visages de cartes postales, ceux qui se confondent avec le paysage et qui l’habitent. Ces vieux, de chez eux, scrutent des visages anonymes, ceux qui n’ont pas foulé ces pavés en 1974.
Vois-tu, le visage de ces vieux, dessine-le comme une cartographie de la ville. Il y a toutes les routes, rues, et impasses.
Pendant un mois, j’ai vécu rua do Olival, une étroite rue qui monte en pente douce avec des pavés au sol et de vieilles maisons familiales. La petitesse de ces bâtisses en pierre confère à la rue une certaine bonhomie. Jusqu’à seize heures, en été, la chaleur condamne les vieilles âmes à l’intérieur, fenêtres et portes closes. Plus je croisais le visage des anciens et plus je me demandais : qu’ont-ils vu, ces vieux, qu’ils ne voient plus dans les rues lisboètes ?
Ici, les vieux se connaissent. Ils arpentent la rue depuis quarante ans. Certains sont nés dans ces demeures. Ils y ont grandi, en famille, et ils vont y mourir, seuls. Doelinda est l’une d’entre elles. Quand, l’après-midi venue, je toque à sa fenêtre, elle ouvre, l’air assoupi et s’excuse : « C’est à cause des sardines de ce midi ! ». Le dimanche, après le ménage, une femme de compagnie l’emmène déjeuner. Jour de sortie. Elle en profite. Tous les vieux ne sortent pas le dimanche. Dans sa petite robe à fleurs blanches, elle se déplace avec un bandage accroché à son mollet gauche. Elle boite. La phlébite, maladie de l’abandon.
92 printemps. « Mais vous ne les faites pas ! » dis-je. Elle rétorque : « Oui mais je les ai! ». Elle rit. Sa vie, elle, prête moins au rire. Doelinda vit seule dans un appartement en rez-de-chaussée. Un deux pièces. Une chambre, dans la pénombre, porte ouverte sur un lit défait, une table de chevet dressée comme un autel, une autre porte – fermée -, et le salon, là où elle reçoit. Suite de l’inventaire : une modeste table en bois habillée d’une nappe aux carrés rouges, une corbeille de fruits, des médicaments, quelques factures, des lunettes de vue, un réveil et un parfum encore emballé ; un grand meuble en chêne avec sa vaisselle et ses souvenirs ; le portrait du Pape Benoît XVI ; une petite chaise près de la fenêtre. Elle me demande si je suis canadienne. Un jour, un ami l’a invitée à Toronto. Elle y a vécu pendant un mois sans connaitre un mot d’anglais : « Déjà que je ne connais pas bien le portugais ! » s’exclame-t-elle.
A 18 ans, Doelinda quitte seule sa campagne natale, les poches vides, direction la capitale portugaise. L’église sera son premier employeur. Une riche famille allemande l’engage ensuite comme femme de ménage. Quatre ans en pension complète. Un homme la courtise, il la demande en mariage, elle accepte et la violence s’immisce dans sa vie. L’homme la frappe pendant sept ans. Elle divorce. Elle ne sait plus quand, ni comment, tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle ne se remariera plus. La solitude sera son salut. Jose Antonio, son fils, naît de cette union. Il meurt 40 ans plus tard avec une fille en bas-âge que Doelinda éduque et protège. Sa petite-fille est désormais mariée, mère de famille et vit en Malaisie. Quand elle en parle, son enthousiasme est tel, qu’elle se lève, avec difficulté, s’appuie sur sa canne, s’en va ouvrir un tiroir, revient, marque une pause, reprend son souffle et dépose sur la table des photographies en vrac. Elle les montre une par une. Les documents officiels de son fils se mélangent aux photographies de sa petite-fille et aux coupures de presse. Doelinda a une fille aussi. «Elle est comme son père» lâche t-elle dans un soupir.
Toute sa vie, Doelinda sera femme de ménage. Vingt-cinq ans pour l’Etat. Elle n’est pas propriétaire et bénéficie d’une retraite dite confortable. Son salaire est taxé depuis 2012 puisque – austérité oblige – l’Etat prélève aux revenus dits « aisés ». Sans soins, sans aide au ménage, sans repas à domicile, Doelinda ne serait pas là, chaque soir, à sa fenêtre. Demandez-lui si c’était mieux avant. Ne vous étonnez pas si elle acquiesce d’un mouvement de la tête. Elle ne pense pas à Salazar ni à la dictature, elle pense à sa jeunesse. Son luxe ? S’offrir les repas d’un restaurant du quartier et refuser ceux de l’association religieuse Santa Clasa : « Un repas d’hôpital et sans sauce » dit-elle en grimaçant. La journée, elle reste dans son lit. Doelinda n’écoute pas la radio, n’allume pas la télévision, ne lit pas de livres. Non, Doelinda vit dans le silence. Seule avec la pendule du salon, « Qui ronronne au salon/Qui dit oui, qui dit non /Qui dit: Je vous attends ».
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Je remercie Antonio Pereira Alves qui est à l’origine de cette rencontre et s’est improvisé traducteur formidable des propos de Doelinda.