« Dans ces murs, il y a 54 ans d’histoires » s’exclame, de sa voix aux accents slaves qui ne l’ont jamais quittée, Mme Piskor, jeune septuagénaire. Sa fille, Elisabeth, s’attèle à trier les affaires que ses parents ont accumulées pendant toutes ces années. Quelques mois auparavant, son père meurt d’un cancer. La maison dans laquelle elle grandit sera bientôt mise en vente. Elisabeth emmènera sa mère vivre avec elle. D’ici là, elle retrousse ses manches : il faut mettre de l’ordre. Elisabeth commence par le garage. Un grand sac poubelle traîne dans le salon. Une montagne de souliers s’accumule autour, les boites à chaussures se vident, s’empilent, Mme Piskor les regarde, assise sur le bord de son canapé, avec l’air de ces dames pour qui la question de l’urgence ne se pose plus. Elle se tient en équilibre, comme si ses hanches avaient glisssé en avant et explique qu’ainsi, avec une partie du corps suspendu dans le vide, il lui est plus facile de se relever. D’un œil furtif, elle observe donc, dans un coin de la pièce – sans s’y attacher et pourtant – ses chaussures, se souvient qu’elle impressionnait ses collègues quand elle portait des talons car jamais, Ô grand jamais, elle ne s’aventurait au travail avec des chaussures plates. Et je reconnus alors, derrière ses mots, sa si singulière coquetterie.
Mme Piskor me connaît depuis mes premiers gazouillis. Je crois que j’ignore son prénom. Je la vouvoie depuis trente ans. Ma famille possédait la maison juxtaposée à la sienne. Nous vivions dans une rue avec un nom d’oiseau – la bergeronnette – et dans une maison en forme d’accordéon. Enfant, je venais chez elle m’amuser avec sa petite-fille, Émilie. La maison n’a pas changé. Sauf le lac qui la longe vidé de ses cygnes. Sauf que je n’entends plus la voix de Monsieur Piskor avant de m’ouvrir la porte. Sauf qu’il ne me salue plus avec sa tendre allégresse et son léger bégaiement. Il n’avait pas réussi à le perdre, ce bégaiement. Un jour, lui et moi nous promenions dans le jardin d’une maison près de la mer, loin de chez lui. Il est tombé. Boum. Sur l’herbe. Sans un mot. Je voyais de la salive sortir de sa bouche. Il tremblait. J’étais jeune. J’ai couru voir sa femme et mes parents puis j’ai crié : “Monsieur Piskor est tombé !“. Ils ont couru dans le jardin. Monsieur Piskor était victime d’une attaque cérébrale. Il avalait sa langue. Mon grand-père lui enfonça un bâton dans la bouche. Il disait qu’ainsi il ne s’étoufferait pas. On appela les pompiers. Il resta longtemps inconscient. Je crois bien qu’il ne se remit jamais vraiment de cet accident.
Elisabeth sort du garage pour préparer du thé au caramel. Sa mère l’interpelle de son canapé : « Tu vas nous faire rentrer du froid ! ». « Le garage est chauffé Maman » soupire–t-elle. Elisabeth s’agite, portée par son inépuisable pétulance, elle passe du salon à la cuisine, du salon au garage, du salon au salon, dans une allure franche et déterminée. Elle tire un tabouret et s’assoie quelques minutes en notre compagnie, serre sa tasse de thé entre ses mains : « Je ne prépare pas les déménagements au dernier moment. Il faut trier, classer ranger. Tenez, regardez » nous dit-elle. Elle prend un papier sur la table basse du salon : « Maman a conservé deux itinéraires pour descendre dans une ville du sud. Un plan A puis un plan B. Elle cite les villes-étapes. Et le voyage date de quand Maman ? Sa mère sourit en regardant la télévision. Elizabeth poursuit : « Ça a bien plus de dix ans ce bout de papier ! A quoi ça sert ? Et des choses comme ça, y’en a partout ! ». Quand Elisabeth sollicite sa mère pour l’aider, elle raconte : « Je lui donne une boite, lui demande de classer, je reprends la boite, et je trouve des élastiques, du plastique, des punaises, elle n’a rien rangé ! » Sa meilleure amie, ma sœur, Sylvie, témoigne : « Il est si difficile de jeter. Moi je ne peux pas : donner oui ; jeter non ». Il faut croire qu’une maison ne vit que de souvenirs entassés prêts à rejaillir quand les murs tombent. On chante à la télévision. Dave aux platines. Mme Piskor se tourne vers Sylvie: « Tu sais depuis combien de temps je te connais ? Depuis tes 17 ans ».
A cet âge là, Mme Piskor vivait en Pologne. Elle rencontre son mari – né en France d’une famille polonaise – lors d’un bal. Les parents de Monsieur Piskor retournèrent vivre, dans les années 60, en Pologne, portés par les promesses d’un meilleur avenir. Monsieur Piskor, amateur de boxe, roulait en moto. ” Gosse, j’adorais cette machine, elle était énorme, avec un guidon très avancé ” raconte sa fille, tout en s’imitant, enfant, chevaucher la bécane. Monsieur Piskor a séduit sa femme en chanson avec quelques accords et une guitare. Elisabeth se rappelle d’un air qu’il aimait fredonner. Elle le chante. Sa mère, tout sourire, l’écoute. La guitare est toujours là-haut. Dans quel état, ça, allez donc voir, les objets vieillissent, comme nous. La télévision continue de chanter. Les souvenirs flottent dans l’air en silence. La nuit tombe. La pièce s’assombrit. Mme Piskor embrasse son ange à quatre pattes, Chouquette, celle qui, depuis dix ans, la réveille vers sept heures, celle qui, malgré sa petite taille et son embonpoint m’a toujours aboyé dessus, me contraignant à marcher à reculons quand l’heure du départ sonnait. Elisabeth continue de s’agiter dans le garage. Sa mère soupire : “Elle dormira bien ce soir“.