Il ne manquait plus qu’un mois à Marie-Ange Milazar pour mettre au monde son huitième enfant. La police retrouve son cadavre sous le pont du Ruisseau du Pouce, à Port-Louis (Île Maurice). Originaires de Tranquebar, un quartier de la capitale, les surnommés Canard, Perrine et Edley, âgés respectivement de dix-huit, dix-neuf et dix-huit ans, sortis de prison depuis quelques mois, décident, lors d’une marche nocturne le 6 novembre 2009, de ligoter cette mère de famille avec des sacs en plastique et du fil de raphia, la rouer de coups, la violer et l’étrangler. Ils jettent sa dépouille dans une bouche d’égout.
Marie Ange, quarante-deux ans, était une travailleuse du sexe. Au tribunal, les meurtriers parlent de vengeance. Ils plaident coupable et écopent de quarante ans de prison (la peine maximale s’élève, sur l’île, à soixante ans).
Mais que condamne t-on au juste ? Le meurtre d’un enfant, d’une femme ou celui d’une prostituée ? Pour Sophie Montocchio, coordinatrice de la seule association qui lutte pour les droits des travailleurSEs du sexe, Parapli Rouz : “Ces hommes et femmes subissent des violences journalières et personne n’en parle. La justice comme la police ne les protègent pas des coups parfois mortels de leurs clients. Si Marie-Ange ne portait pas d’enfant, sa mort – comme toutes les autres – n’interpellerait pas les mauriciens” déplore-t-elle.`
Etat des lieux
Les pratiques autour de la prostitution – racolage , maisons closes et actes indécents – sont illégales dans l’île. Selon un rapport du gouvernement, il y aurait plus de 6 125 travailleurSEs du sexe en activité, sans compter, selon Sophie Montocchio, les transexuels, les mineurs et les hommes. Si la justice condamne le viol (art. 249 du code pénal mauricien), peu de victimes portent plaintes, par crainte des représailles. Il n’existe pas d’études ou de chiffres officiels sur le nombre de violences dont sont victimes les travailleurSEs du sexe.
Chaque année et depuis huit ans, une marche pacifique organisée à Rose Hill lors de la Journée internationale contre la violence envers les travailleurSEs du sexe ravive les tensions. En décembre 2017, les autorités ont annulé, au dernier moment, la marche prévue dans la capitale.
Dans une tribune publiée en 2011 par un journal national, l’artiste mauricienne Véronique Le Clézio refuse d’accorder des droits aux travailleurSEs du sexe arguant que “la prostitution ou si poétiquement et hypocritement appelé “Travail du Sexe” est un crime contre l’humanité“. A l’opposé, l’ancien président mauricien, Cassam Uteem, lors d’une campagne vidéo soutenue par deux ONG, PILS et Chrysalide, affirme : “Vous avez le droit de ne pas être d’accord mais vous n’avez pas le droit d’utiliser la violence contre les dames qui font ce travail ”
L’association Parapli Rouz
L’association Parapli Rouz, branche mauricienne du mouvement international Red Umbrela inaugure en décembre 2015 un local basé à Port-Louis : “Le chemin a été long pour en arriver là” témoigne Sophie Montocchio, il faut parvenir à communiquer sans mettre personne en danger. Si nous écrivons la profession de nos membres, la police peut procéder à des arrestations alors on préfère stipuler : sans emploi ou auto-entrepreneur“.
Ici, aux abords d’une école et d’un hôpital, la petite équipe se montre discrète. Aux questions des voisins, passants, parents d’élèves – les coordinateurs répondent : “Nous nous occupons des droits des bonnes madames“. Quiconque veut en savoir plus, entre et y rencontre, ce mois de décembre 2015, les travailleuses du sexe, Brenda, Chrisnabelle, Antonella et Christina.
Qu’ont-elles en commun ?
Le malaise créole
Si l’île a connu trois colonisations (hollandaise, française, britannique) avant de prendre son indépendance en 1968, elle est aujourd’hui constituée de colons européens et asiatiques qui se mélangent aux immigrés indiens et africains. Cette diversité souvent mise en avant par le gouvernement occulte un point important : selon la constitution « la population de Maurice est considérée comme comprenant une communauté hindoue, une communauté musulmane et une communauté sino-mauricienne ; toute personne qui, par son mode de vie, ne peut être considérée comme appartenant à l’une de ces trois communautés, est réputée appartenir à la population générale, laquelle forme elle-même une quatrième communauté ». Brenda, Chrisnabelle, Antonella et Christina, créoles, sont exclues des trois premières communautés : elles perdent leur identité au profit d’une autre, celle de la “population générale”, soit 30% de la population totale.
Rosabelle Boswell, anthropologue, parle d’un malaise créole afro-mauricien, résultat de la « non-reconnaissance par l’État mauricien de l’existence d’une identité hybride et que l’hybridité est perçue comme le résultat d’une attitude amorale ». Dès lors, la violence et les viols impunis de clients ou policiers, à l’égard de ces travailleurSEs du sexe créoles – aussi touchés par l’échec scolaire, la drogue, la violence de l’environnement familial, la pauvreté – ne soulignent-t-ils pas « ce malaise créole » ? Une autrice féministe, Lindsey Collen, a publié en 1994 une fiction longtemps interdite de publication dans l’île, The Rape of Sita (Le viol de Sita, nom d’une divinité hindou). Dans son roman, le viol de l’héroïne principale, Sita, symbolise tous les viols, celui des femmes, de l’esclavage et d’une société colonisée.
Portraits croisés
Retour sur Elles.
A l’intérieur, assise dans un modeste salon, Christina, quarante-huit ans, mère de six enfants, cherche ses mots, une cigarette à la main. Sa voix, à peine audible, traduit autant sa fatigue que son embarras. Membre fondateur de Parapli Rouz depuis 2010, elle arrête l’école à douze ans, commence l’héroïne et “le métier” à vingt-six ans, lors d’un séjour de son mari en prison. Un soir, un client l’emmène en taxi. Ils empruntent un chemin. La voiture s’arrête. Il lui demande de descendre, pendant ce temps, le chauffeur disparaît. Elle regarde autour d’elle : aucun hôtel à l’horizon. “Il m’attrape, me frappe, me pénètre et décampe”. Sur ces mots, une de ses filles grimpe sur le canapé pour la rejoindre. Elle rallume une autre cigarette et murmure : “On ne peut pas lire sur un visage“.
“Si je vais à la police pour un viol, ils me répondent que ça ne serait jamais arrivé si j’étais restée chez moi”. Anabella
La violence ne surprend pas l’ancien président d’Amnesty International, Lindley Couronne : “Dans la société mauricienne, à la fois puritaine et patriarcale, il y a une culture de la violence à l’égard des femmes“. Si l’on se réfère aux propos de l’anthropologue Carmignani selon lesquels “dans le contexte mauricien, créole qualifie tout individu qui n’est ni Franco‑Mauricien (Blanc), ni Indo‑Mauricien, ni Sino‑Mauricien, ni musulman, les femmes créoles subissent deux rejets : d’un coté celui de l’identité sexuelle et, de l’autre, l’histoire d’une communauté qui n’a pas de statut officiel. Que dire dès lors de la violence à l’égard de ces femmes créoles qui sont aussi travailleuSEs du sexe à l’Ile Maurice ?
Brenda, “sur le chemin” depuis ses 16 ans raconte : “Un jour, à Albion, quatre hommes saoûls ont plongé ma tête dans l’eau du canal et m’ont forcée à faire des fellations. Ils m’ont pénétrée, chacun leur tour. Une fois terminé, ils m’ont déposée dans la voiture et lâchée, en pleine nuit, à une station de bus. J’ai roulé sur le sol. Si je porte plainte, la police écrira n’importe quoi et n’ouvrira pas d’enquêtes donc je n’y vais pas“. A ses côtés, Anabella, quarante-huit ans, prostituée de force à quinze ans acquiesce : “Si je vais à la police pour un viol, ils me répondent que ça ne serait jamais arrivé si j’étais restée chez moi“. Elle affirme sans fléchir que des policiers lui ont cassé le dos, donné des coups de poings et des coups de pieds : “Tu dois coopérer avec eux. Ils ont le pouvoir de te mettre en prison. Ils te disent : “Nous faisons la loi. Tu fais ce que nous te disons”. Si tu te montres hostile, ils contactent le Child Development Unit (ndla, organisme de l’état qui protège les enfants des maltraitances) et prennent ton enfant“.
“On ne peut pas lire sur un visage”. Christina
Christina, sa fille maintenant lovée dans ses bras, va plus loin : “si la police nous respectait. La société mauricienne aussi“. La responsable de l’association, Sophie Montecchio, témoigne : “les clients jettent sur les travailleurSEs du sexe, de l’urine, de l’acide, de la peinture sans que personne ne réagisse. Impossible aussi de porter plainte. Si un policier bat une prostituée dans la rue, c’est qu’il doit avoir une bonne raison de le faire”. Ce policier peut même, poursuit-elle, “arrêter un.e travailleurSE du sexe sous prétexte qu’il a des préservatifs dans son sac. Si une prostituée n’a pas de préservatifs, comment peut-elle se protéger des maladies sexuellement transmissibles ? “.
Le SIDA touche une grande majorité des travailleurSEs du sexe, en première cause, l’échange des seringues lors de la prise d’opiacées. Le président et fondateur de PILS, Nicolas RITTER rappelle les menaces en cours concernant la suppression de la méthadone et la distribution des seringues : pour les deux, les points de dispensations s’organisent en face des stations de police.
Le rire de Brenda résonne. Elle parle – beaucoup, très vite – et elle rit. Longtemps silencieuse, depuis son engagement pour Parapli Rouz, ses mots se bousculent. Sur son bras gauche s’étale une large cicatrice. Un client l’a blessée avec un couteau de cuisine. Son regard s’arrête. Ses yeux se fixent sur ses mains. Elle me regarde : “Je me rappelle la couleur du couteau, le manche était noir “, puis elle se penche, montre son crâne : “quatre points de suture” dit-elle. Un client l’a frappée avec une bouteille de verre. Elle travaille désormais uniquement le week-end. “Trop de violences” confie-t-elle. Les clients négocient les prix, refusent de payer avant l’acte, rejettent le préservatif, arrivent éméchés, alors non, ce gracile bout de femme, célibataire, sans enfants, refuse de continuer à vivre dans ces conditions. A-t-elle le choix ? Elle l’avoue, après bien des détours, “niet“. Sans retraite, sans argent, sans famille, sans mari, sans études, sans aide du gouvernement, Brenda n’a pas le choix. Hormis, ironise-t-elle, si elle “gagne au loto“.
“Si les hommes sont si violents c’est qu’ils savent que la police ne les arrêtera pas” Chrisnabelle
Quand Chrisnabelle rencontre le père de son enfant, elle a dix-neuf ans et décide d’arrêter la prostitution. Les deux vivent aujourd’hui sous méthadone. Il lui revient en mémoire un “mauvais souvenirs” parmi d’autres. Un client se présente en voiture : 1500 roupies, la “totale”. Elle accepte. Il l’emmène, trois autres hommes montent avec elle. La peur la tenaille : “Nous arrivons dans un champ de canne à sucre, ils ont bu, me frappent et abusent de moi. Je n’ai rien pu faire. Je me sentais impuissante. Ils m’ont dit qu’ils voulaient tirer un coup et que si je ne restais pas tranquille ils pouvaient me faire mal. J’avais la lèvre blessée. Ils n’ont pas utilisé de préservatifs, je ne me suis pas allée à l’hôpital, je n’ai averti personne, ni la police, ni mes proches. J’avais honte. Si les hommes sont si violents c’est qu’ils savent que la police ne les arrêtera pas. Ils nous disent, t’es qu’une pute, tu resteras comme ça“. L’étiquette lui colle encore à la peau. Un coup de fil anonyme aux services sociaux et son fils, Danacé, part en foyer. “Pourquoi ont-ils pris mon enfant ? Il n’y a pas eu d’enquêtes. Je suis devenue une autre personne“. Elle se forme avec Parapli Rouz aux actions sur le terrain. Ce jour-là, sa mère l’accompagne. Une femme discrète, silencieuse. Une ancienne prostituée. Sauf qu’aucune des deux ne le dira. Cette même pudeur se retrouve chez Cristina qui confie, à demi-mots, que sa sœur, comme elle, longeait l’asphalte avant de mourir des suites d’une infection.
Par peur des préjugés, les histoires de ce gabarit là ne se racontent pas à qui veut l’entendre. Le viol, la drogue, la violence ont longtemps réduit ces femmes au silence. A la question, en qui peuvent-elles avoir confiance ? Elles répondent, unanimes : “en personne“.
“Quand un client paie, il croit que tu lui appartiens” Antonella
Antonella se moque du regard des autres : “Je vais à l’Eglise pour mon Dieu“. Quelques passants lui ont lancé des oeufs, un jour, au jardin de la compagnie. Elle hausse les épaules. Son visage se crispe. Elle grimace : « Je reviens de l’hôpital, mon genou est gonflé d’eau“. De son enfance passée à Rodrigues (île de l’archipel des Mascareignes), elle se souvient des coups que son père portait à sa mère, du divorce de ses parents et de son départ définitif pour Port-Louis. Elle y rencontre son compagnon, proxénète et toxicomane.
Quand elle parle, Antonella se tortille, jette un oeil à son vernis à ongles rouge, écaillé, et rehausse son legging bleu. Un rire d’enfant envahit la pièce. C’est sa sonnerie de téléphone. Elle répond. Antonella raconte son histoire sans (trop de) détours. Elle n’ignore pas les stigmates que la peau garde de son métier. Une longue balafre sur la joue gauche ? Un client avec une lame de rasoir. “Quand un client paie, il croit que tu lui appartiens“. L’inventaire des cicatrices s’allonge : un doigt cassé, des coups de couteaux dans le ventre, sur les bras, le cou. Une nuit – comme tant d’autres – elle frôle la mort. Un client la frappe, l’étrangle, lui donne des coups de poings dans le ventre, lui enfonce le sexe dans la bouche, la pénètre, devant, derrière, lui déchire sa robe, avant de lui piquer son argent et partir. Il la laisse dans un canal, sans chaussures, seule. Elle ne dira rien. Ni aux médecins. Ni à la police. Elle reste au lit pendant trois semaines avec des bleus sur le corps et le sexe souillé : “Dans ce métier, une femme a été violée au moins une fois. Si elle te dit le contraire, elle ment“. Antonella a quitté le trottoir, les maisons closes, les discothèques, les salons de massage, son proxénète et elle invite ses clients chez elle : ” Avec la méthadone, je suis contente de m’endormir dans mon lit tous les soirs. Avant, je restais sur le chemin jusqu’a six heures du matin et je dormais là bas. Aujourd’hui, un client a plus peur de venir chez moi qu’à l’hôtel, il ne sait pas ce qu’il peut lui arriver“. Antonella est séropositive. Elle ne le dit pas comme ça et pas à tout le monde. Ses quatre enfants l’ignorent.”Ils ne sont pas encore prêts“, lance-t-elle, en partant vers la cuisine se chercher un verre d’eau. Pendant ce temps, Brenda, elle, s’agite, mes questions la dérange. Au final, à quoi ça sert de raconter tout ça ? : “ça suffit Madame. Je dois aller chercher des bougies à l’église. Il n’y a pas d’électricité dans ma maison, que d’l’a tôle. Ne soyez pas en colère, Madame. Je reviendrai“.