Publie dans ARTS MAGAZINE en Décembre 2013
Pour la première fois, le Grand Palais présente, en collaboration avec Raymond Depardon, des œuvres du photographe, de ses débuts dans les années 50 à aujourd’hui. « Un moment si doux » réunit plus de 150 clichés pour la plupart inédites. Arts Magazine l’a suivi dans la préparation de ses tirages dans un laboratoire parisien.
Le laboratoire Central Dupon Images n’a aucun secret pour le photographe Raymond Depardon. Sitôt arrivé, il entame avec plaisir une visite guidée, déambule d’étage en étage, salue « les vieux conservateurs » à l’argentique, untel à la « Frontier » – pour les tirages de lecture –, un autre à la «DrumScan» – « une machine qui vaut de l’or ». Sur le chemin, il s’amuse des clivages entre numérique et argentique, « les ennemis jurés », s’arrête avec délice sur les détails techniques de chaque machine et exprime ce paradoxe inévitable : dans ce lieu, des tirages de Sebastião Salgado, Marc Riboud ou William Klein se mélangent aux publicités de Chanel, Lancôme et Dior. Une question de survie pour cette grande maison de la photographie.
Raymond Depardon a choisi l’argentique, il développe ses négatifs, les observe grâce à son « mouchard » – une planche-contact – et commande des tirages de lecture, ses « images de chocolat » qui l’invitent ou non, dit-il, au rêve. Dans la dernière étape, le tirage, il collabore, pour cette exposition en couleur présentée au Grand Palais, avec le coloriste Jacques Hénaff, qui a aussi travaillé sur l’exposition « France », en 2010, à la Bibliothèque nationale de France. Le matin, le coloriste tire ; l’après-midi, ils en discutent. « Heureusement que vous n’êtes pas venue hier, je pleurais, j’étais un peu effondré, la couleur ne me plaisait pas », nous confie Raymond Depardon qui se tourne vers Jacques et l’accuse, taquin, d’être « trop doux », « trop gentil ». Même s’il y a une volonté au départ, précise-t-il, de la couleur et de la douceur, « on peut changer d’avis », en particulier sur les petits formats qu’il préfère plus « contrastés ».
retrouver la lumière
Seule la prise de vue détient la vérité. Jacques part à sa recherche, grâce au négatif et à l’œil du photographe. « C’est un jeu », dit-il. Même si Depardon affirme ne pas être « un photographe de la couleur », ni un « bon exposant », il aime les défis qui le bousculent. Jacques Hénaff arrive avec les nouveaux tirages qu’il dépose soigneusement sur une table, au milieu d’une pièce lumineuse animée par le discret va-et-vient du personnel. Sur un mur aimanté, il accroche une nouvelle série réalisée en Patagonie qu’il accole à l’ancien tirage. Les premières remarques du photographe tombent : « Le ciel est mieux, moins jaune, il a plus de pêche.» Un coup d’œil à la fenêtre, la lumière est trop forte, il ferme les stores. Première règle : se méfier de toutes les lumières. Image suivante : Argentine, 2012. Une femme de dos s’appuie contre un mur. Il s’exclame : « Il vaut mieux qu’elle soit de dos, sinon elle m’aurait engueulé ! Les Indiens n’aiment pas les “gringos”, ils sont pudiques, on doit adopter un comportement différent avec eux, il ne faut surtout pas les mitrailler. Tu fais un cliché et tu déguerpis ! »
Nouvelle destination, Salisbury, au Zimbabwe, en 1965. Raymond Depardon, les « aime bien » ces photographies. Il avoue les avoir toujours « planquées » ! Là-bas, au milieu de ces hommes qui dormaient dans des dortoirs, buvaient de la bière dans des seaux en plastique et « savaient plus de choses sur lui qu’il n’en savait sur eux », il raconte avoir eu « la peur de sa vie ». Place aux images du Liban de 1978. « Les couleurs mornes et enterrées » d’une façade d’immeuble meurtrie par la guerre civile inquiètent notre ancien reporter : « Comment comprendre, avec ces images, ce qu’est la guerre ? » Jacques et Raymond se parlent et s’écoutent mutuellement. Pour l’un comme pour l’autre, l’échange est essentiel. De brèves remarques : « Trop lumineux », « Pas assez de matière », « C’est mieux, plus clair, il faut retenir ce ciel » ; des interrogations : « Plus évanescent ou plus dense ? » ; « Plus doux ou plus contrasté ? » Ils s’approchent, reculent, avec ou sans lunettes, un jeu de jambes et de regards s’opère sur une image travaillée sans relâche. « Même s’il dit “ça va”, on sait que ce n’est pas fini… », ironise Jacques. Tirer en couleur, c’est, pour Depardon, l’homme du noir et blanc, se confronter à elle, la penser, la réfléchir. C’est se souvenir de ces autoportraits qu’il observe avec étonnement, d’une image floue de sa mère qu’il a disputée pour avoir bougé, d’un père qu’il aurait voulu photographier davantage. Quand il se penche sur ces images, il ressasse ou plutôt roumegue, une expression cévenole qui rappelle ses origines à cet éternel insatisfait.
La douceur, art engagé
«Un moment si doux n’a pas de date de naissance. Elle repose plutôt sur « une fidélité de projet, de création, de recherche, de questionnement, une fidélité ancrée dans le mouvement » entre le commissaire de l’ex- position Hervé Chandès et le photographe. Dans les années 2000, Depardon se promène en Amérique du Sud à la recherche d’un décor pour un film qui raconte une histoire d’amour. Chaque étape est l’occasion pour lui de remplir une petite boîte de tirages de lecture pour l’offrir au commissaire, à l’ami, qui l’encourage à travailler en couleur : « La couleur apparaît chez lui dès l’enfance, explique Hervé Chandès. Dans les photos de sa jeunesse, il regarde le monde en couleur. Elle est souvent liée à une lumière ou une teinte particulières, celle d’un tracteur ou d’une nappe cirée. »
Il se lance officiellement dans ce projet – la recherche en couleur de la « douceur du réel » selon l’expression de Clément Rosset – entre septembre 2012 et mars 2013, après avoir déterminé le choix de la pellicule, l’appareil et l’itinéraire. Toutes les images d’« Un mo- ment si doux » sont réalisées avec son outil fétiche, un Rolleiflex grand-angle : « Jamais, dit-il, je ne charge un Leica en couleur. Ce serait comme si je trompais quelqu’un ! » Que ce soit en Amérique du Sud, en Éthiopie ou à Honolulu, il connaît toutes les villes qu’ils traversent pour les avoir déjà visitées. Il y retourne, donc, « même déçu, même si quelque chose s’effondre en (lui) ». Si voyager, c’est se questionner, « Raymond est sans cesse dans l’interrogation, ajoute le commissaire, il avance tout le temps, c’est un homme qui cherche, il a une pensée ouverte ».
Du reportage à l’exposition
Quand il pense en couleur, il s’inspire des peintres orientalistes, imagine un homme « plus féminin, moins en colère, plus enfantin, moins critique ». Il évoque alors la douceur, le côté « sucre d’orge », et il s’identifie à ces mots qu’il cite, de mémoire, d’un essai sur la douceur de la philosophe Anne Dufourmantelle : « La douceur, c’est un art engagé, c’est l’enfance, l ’érotisme, c’est la peur de mourir, la disparition », avant de conclure : « C’est tout à fait moi! »
Au Grand Palais, Raymond Depardon expose pour la première fois son travail, de ses débuts à aujourd’hui, « sans que ce soit une rétrospective, insiste le commissaire. Rien n’a été conçu comme tel. Il y a d’ailleurs beaucoup de photographies oubliées, comme la série sur Glasgow. » L’espace entre les clichés a été une priorité dans ce « musée pas comme les autres », un endroit qui, selon l’artiste, installe d’emblée le spectateur dans la notion d’œuvre. Raymond Depardon ne s’en cache pas, exposer n’est ni dans ses habitudes ni dans sa culture. « À 25 ans, j’étais reporter, il n’existait pas de lieu d’exposition, ni de culture de la photographie. Pour ce projet, je ne suis pas allé à Lampedusa, je n’ai pas fait de journalisme, j’ai erré. » Il reste hanté par l’idée qu’une photographie doit « servir », « être utile » et il se répète sans cesse les propos de Henri Cartier-Bresson : « La photographie est une petite arme qui peut changer le monde. » À la publication de son premier recueil de textes et images, Notes, il change d’arme et choisit l’amour. Il a toujours trouvé dans le sentiment amoureux son meilleur guide : « Pendant vingt ou trente ans, j’ai essayé de voyager et d’aimer en même temps, j’ai dit à toutes les femmes que j’ai aimées : “Viens, on va partir”. J’avais l’impression que j’étais davantage moi-même en voyage, plus séduisant. » Le voyage l’adoucit, l’allège, le guérit de son côté « bougon, acariâtre, nerveux ». « Un moment si doux », il l’associe à la peur. Ce mot, il l’utilise « à tire-larigot », comme les Africains parlent de la douleur, titre de l’un de ses films Comment ça va la douleur ? Alors, Raymond, comment ça va la peur ? Il hésite. « Quand je fais des photos, je ressens toujours un pincement, l’impression que je fais un effort. J’ai mis beaucoup de temps à me dire que je pouvais faire une photographie intéressante. » Raymond Depardon n’est pas un photographe comme les autres. Si la verticalité chez l’Américain Robert Adams lui plaît et l’influence, en grand amoureux des territoires, il rapproche la photographie de l’ethnologie. Au fil des voyages, il trouve une distance qu’il a revendiquée et qui lui appartient. Avec un coin de rue, des routes désertes, des silhouettes, il imprègne le visiteur d’une « solitude heureuse », l’installe dans un café en Bolivie, lui raconte une histoire. Toujours une histoire d’amour.