Portrait publié dans le numéro 4 de la revue Camera
Depuis l’ouverture de leur galerie Lumière des roses en 2004, Marion et Philippe Jacquier sont devenus les acteurs incontournables d’un marché de niche en plein essor, où la passion domine.
Nichée au fond d’une cour à Montreuil, la galerie Lumière des roses revendique l’éloignement de la capitale : « On ne vient pas chez nous par hasard ! » soulignent Philippe et Marion Jacquier. C’est dans une ancienne charpenterie que le couple a fondé cette galerie consacrée à la photographie anonyme. Dans la pièce principale, tout est permis : bouquiner, examiner d’anciens appareils photographiques, farfouiller dans des boîtes cartonnées, contempler l’accrochage et même suçoter des bonbons au thé vert.
Quinze ans durant, Philippe et Marion ont produit des films d’auteurs — Christophe Honoré, Anne Fontaine, ou encore Kijû Yoshida. La photographie, pourtant, n’était pas loin. En 1989, Philippe a découvert dans une armoire familiale le travail de son arrière-grand-père, l’opérateur des frères Lumières Gabriel Veyre, photographe officiel du sultan du Maroc. Pendant plusieurs années, avec Marion, il archive ses films, ses clichés et sa correspondance, organise des expositions et publie des ouvrages biographiques1.
Hormis cette expérience, le couple ignore tout de la photographie et de son marché. Lorsqu’ils se lancent dans le projet d’une galerie, en 2004, c’est un peu par hasard, par esprit d’aventure, pour changer de métier. Avec une seule volonté : rester dans la marge. D’emblée, ils décident de ne pas vendre de grands noms, de s’attaquer à un marché de chineurs et de baptiser leur galerie du titre d’un film inachevé sur Gabriel Veyre.
Au vernissage de leur première exposition, à l’automne 2005, c’est un succès inespéré : une soixantaine de personnes réunies, cinquante photos d’anonymes accrochées au mur… et toutes se vendent. Un acheteur se permet même, sous les yeux de Philippe, de proposer à un prix deux fois plus élevé une image qu’il venait juste d’acquérir. « On a appris deux choses, résume-t-il : un, il existe un marché pour ce type de photographie. Deux, nos prix étaient bien trop bas ! » Philippe et Marion basculent alors définitivement du cinéma à la photographie.
« Paris Photo, en 2005, on ne connaissait pas ! » avouent-ils. Mais ils foncent et exposent une cinquantaine de photos couvrant tous les domaines. Et en vendent dès le premier jour dix-huit, la plupart à des musées de renommée internationale tels que le Centre Pompidou, le MoMA, le Metropolitan Museum et le musée Nicéphore Niépce. Depuis, c’est à cette occasion qu’ils dévoilent une fois par an leur collection.
Les musées représentent environ un tiers des acheteurs de la galerie. Interrogé sur ce phénomène, François Cheval, directeur du musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône, l’explique ainsi : « C’est la nature d’un musée de la photographie que de s’intéresser à la photographie anonyme ou d’amateurs, c’est l’expression de la vie même. Ce serait une erreur de ne pas les montrer. » Pour lui, cet acte engage « un choix théorique », qui défend « une certaine conception de l’histoire de la photographie ». Bien plus, « les anonymes sont dans tous les grands musées américains. Le marché s’est saisi de cette affaire et en a besoin ! » Expositions, catalogues, ouvrages et même galeries dédiés à cette niche se sont en effet multipliés depuis la fin des années 1990 en France et aux Etats-Unis[1].
Les deux autres tiers sont des acheteurs aux profils très différents : du collectionneur au particulier qui veut faire un cadeau. Les goûts sont éclectiques, le champ de la photographie anonyme étant immense. Photographie anonyme, et non vernaculaire, tiennent à préciser les galeristes : « La photographie estampillée “souvenir de famille”, nous n’y touchons pas, son pouvoir est nostalgique et n’a pas assez de résonance. » Le qualificatif « anonyme » ne doit pas non plus tromper : l’auteur de la photo peut être identifié, mais être un amateur ou un professionnel qui n’a pas accédé à la reconnaissance.
Les images se vendent, en général, entre 1 000 et 2 000 euros. Loin des prix habituels du marché photographique. De fait, le marché de la photographie anonyme ne s’apprivoise pas comme un marché classique. Si certains tirages peuvent atteindre des sommes importantes, ils restent dans une fourchette raisonnable. Matthieu Humery, responsable du département photographies de Christie’s à Paris, en témoigne : « La photographie anonyme s’achète moins pour des raisons spéculatives ou des perspectives de revente. En général, le principal intérêt d’une image anonyme, c’est son titre. Si on peut mettre un nom sur un visage, le regard change. » Et les prix chavirent. « Depuis cinq ou six ans, pointe François Cheval, les belles collections comme les beaux albums valent chers. On ne peut plus faire croire qu’on peut acquérir un beau tirage d’amateur à 20 euros. »
Mais la spéculation n’est pas le moteur des Jacquier : « Nous ne cherchons pas à être de grands marchands, ni à surfer sur la vague, nous cherchons à progresser avec des pièces rares… » La quête d’images anonymes est pour eux une question de passion, de ténacité et de chance. Philippe parcourt les brocantes et les vide-greniers à la recherche d’une photographie « avec une aura, un quelque- chose qui vous fait battre le cœur. Dans ce métier, raconte-t-il, il n’y a pas de certitudes, j’achète des photos pour moi, je ne pense pas à un client ; je les achète parce que je les aime ». Toutes les images, collectées « une par une », sont datées — à vingt ans près. Autant que possible, les galeristes tentent d’en cerner le contexte, d’en reconstituer l’histoire. Pour établir les prix, Philippe et Marion invitent un expert et tous trois évaluent la rareté, la qualité et la puissance visuelle des clichés sélectionnés. « Je ne suis pas contre un flou, mais il faut que nos amateurs soient de bons techniciens », admet Philippe. Avec l’expérience, les critères se précisent et les jugements s’affinent. Même si, au final, « il n’y a pas de différence entre une photographie de 1 000 et une de 10 000 euros » : Philippe Jacquier les aura recherchées et aimées de la même façon.
En plus de Paris Photo, la galerie organise deux expositions par an. L’une d’elles, « Les Insoumises » — portraits de « cocottes » du XIXe siècle —, a été montée aux Rencontres d’Arles en 2008. Un coup de cœur de François Hébel et du commissaire invité, le couturier Christian Lacroix, suite à un envoi spontané des galeristes… Cette année, Marion et Philippe ont proposé au festival une vente officielle de photographies anonymes qu’ils ont choisies chez des collectionneurs. Une première à Arles. Images ludiques, petites mises aux enchères, une salle des ventes comble. « C’était une vente théâtrale avec un vrai commissaire priseur [Maître Le Mouel], un crieur de Drouot et un écran géant, raconte Philippe. L’état d’esprit nous souciait bien plus que le résultat de la vente.[2] »
Quand ils évoquent le cru 2013 présenté à Paris Photo, les yeux de Marion et Philippe pétillent. Derrière chaque image se cache une histoire. Pour l’une d’elles, Philippe s’exclame : « J’au- rais été capable de tout, quitte à aller en prison ! » Seule certi- tude, ceux qui achètent ces photographies sont comme eux : ils tombent amoureux.
[1] Voir notamment Gabriel Veyre, opérateur Lumière. Autour du monde avec le cinématographe. Correspondance (1896-1900), Institut Lumière / Actes Sud, 1996 ; Le Maroc de Gabriel Veyre : 1901-1936, Kubik Editions, 2005 (avec Farid Abdelouahab). Une exposition « Dans l’intimité du Maroc » a tourné en 2012 dans 7 villes du Maroc.
[2] 40 000 euros pour un peu plus de 200 lots vendus (sur 208 mis en vente).
Galerie Lumière des roses
12-14 Rue Jean-Jacques Rousseau 93100 Montreuil
+33(0)148700202
www.lumieredesroses.com
Pour en savoir plus :
www.gabrielveyre.com
www.photoanonyme.fr
DECRYPTAGE
Regard de Debussy, Pierre Louys, vers 1900
Contretype, tirage argentique, 30 x 40 cm Vendue : 6 000 euros
Il y a d’abord ces grands yeux noirs. Un regard porté vers l’invisible. Le hors-champ. La moustache se distingue à peine. La bouche semble charnue. Les contours sont flous. Une partie du visage est baignée de lumière ; l’autre est plongée dans l’ombre. À peine un front, plus de menton, une chevelure discrète : qui est cet homme ? Philippe Jacquier trouve le tirage chez « un marchand ». Au dos de l’image, il lit : Debussy. Selon le vendeur, la photographie provient du fonds Henri-Langlois, l’ancien fondateur et directeur de la Cinémathèque française. L’enquête commence. Est-ce bien Claude Debussy ? Il doute et contacte le musée Claude-Debussy à Saint-Germain-en-Laye. Une conservatrice lui confirme à la fois l’identité et l’existence d’une photographie identique dans les archives. Une question le tourmente. Pour quelles raisons l’image même présente-t-elle des marques de froissement à certains endroits ? Pierre Louÿs, photographe et poète, a noué une longue amitié avec Claude Debussy. Quand le premier publie Les Chansons de Bilitis, le second s’en inspire. Un jour de colère, Claude Debussy déchire le portrait que Pierre Louÿs avait pris de lui, en mai 1894. Sa femme, la cantatrice Emma Bardac, le récupère, recolle les morceaux et en fait plusieurs contretypes.
Le portrait, dans un mauvais état, se trouve au Centre de documentation Claude-Debussy à la Bibliothèque nationale de France. Le tirage est vertical, donnant à voir le visage en entier. Ici, l’image est coupée comme un panoramique de film. Inexplicable. La galerie Lumière des roses et le musée Debussy à Saint- Germain-en-Laye possèdent les deux seuls contretypes connus. Il y a deux ans, à Paris Photo, ce portrait se trouvait au centre de l’accrochage. Un homme est arrivé, a reconnu le compositeur et s’est écrié : « Je veux cette photo ! » L’admirateur l’obtient à 6 000 euros. Le dernier jour, le fondateur de MK2, Marin Karmitz, passe. Philippe lui raconte son histoire. Il veut l’acheter. Bien trop tard.